Le débat resurgit avec passion : trois essais nous décrivent l’existence
infernale des animaux destinés à la consommation… Pourquoi, alors que
nous savons, fermons-nous les yeux sur leur souffrance et
continuons-nous à nous délecter de leur chair ?
Isabelle Taubes
Sommaire
Nous sommes aveugles
Nous sommes coupables
Nous sommes responsables
Dans ses
Confessions d’une mangeuse de viande, Marcela Iacub,
juriste spécialiste des questions de bioéthique, avoue que, longtemps,
elle a été carnivore. Jusqu’au jour où elle a entendu bêler les
côtelettes… « Une bête crie dans notre assiette et, pour qu’elle y
arrive, il a fallu lui ôter la vie. Par le fait même de mettre ce
morceau de viande dans votre bouche, vous participez à ce meurtre. »
L’Américain Jonathan Safran Foer, auteur de
Faut-il manger les animaux ?,
le livre événement qui a relancé le débat sur les horreurs de
l’industrie agroalimentaire, est lui aussi devenu végétarien, tout en
plaidant pour un élevage responsable, soucieux du bien-être des animaux
et de l’environnement.
À lire
Confessions d'une mangeuse de viande de Marcela Iacub (Fayard, à paraître le 1er avril).
Faut-il manger les animaux ? de Jonathan Safran Foer (Éditions de l’Olivier, 2011).
Dictionnaire horrifié de la souffrance animale d’Alexandrine Civard-Racinais (Fayard, 2010).
Actuellement, la réalité est terrifiante : poussins hachés menu, poulets
ébouillantés vivants, porcs mutilés, poissons d’élevage dévorés vivants
par les poux de mer… Tous sont malades, gavés d’antibiotiques nocifs
pour notre propre santé. Dans un souci de rentabilité, les éleveurs
créent des races dégénérées, plus sensibles au stress – donc qui
souffrent plus. Aux États-Unis, 99 % des bêtes vivent de leur premier à
leur dernier jour un véritable enfer, confinées dans des espaces exigus,
irrespirables, traitées et abattues d’une manière parfois ouvertement
sadique. Les éleveurs qui aiment leurs bêtes finissent quand même,
presque toujours, par les conduire dans des abattoirs, où leur bien-être
n’est pas respecté. Faute de structure plus humaine.
Sommes-nous mieux lotis ? Pas vraiment, à lire le
Dictionnaire horrifié de la souffrance animale de
la journaliste Alexandrine Civard-Racinais. Selon un rapport de
l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) de 2009, 97 % des
carcasses de gros bovins présentent des meurtrissures provoquées par
des bâtons, preuves qu’ils ont été frappés avant d’être tués. Conclusion
de l’auteure : « Dans l’élevage et l’abattage industriels, en dépit de
quelques avancées, impossible d’assurer le bien-être des animaux. » Dans
ce domaine, indiscutablement, nous sommes inhumains.
Nous sommes aveuglesComment pouvons-nous continuer à manger de la viande sans en être
horrifiés ? Parce que nous sommes carnivores ? En fait, en dépit de ce
goût de la chair qui nous rapproche des fauves, être mangeur de viande
n’est pas si simple, psychiquement parlant. Nous devons nous aveugler.
Déjà, le mot « viande » nous sert à refouler – à oublier, à ne pas voir –
que c’est un être vivant, un gentil petit lapin ou un cochon rose que
nous dévorons. Ensuite, le mécanisme psychique du clivage nous permet
d’opérer une coupure radicale entre le veau abstrait, chair rosâtre
posée sur l’étal du boucher, et l’image du veau concret, mignon petit
être sensible.
Cliver, séparer le « veau viande » du petit veau de la ferme, être
vivant, est d’autant plus facile que ces animaux que nous mangeons
demeurent invisibles et anonymes. Nous ne voyons ni le couteau ni le
sang, nous n’entendons pas les cris de terreur et de douleur. Selon
Marcela Iacub, le but premier des abattoirs est d’ailleurs « de rendre
opaques les supplices que l’on inflige aux animaux, d’empêcher de
comprendre ce que signifie pour un animal ne pas vouloir mourir […] ».
Nous sommes coupables Pour nous donner bonne conscience, nous nous racontons des histoires : «
Si la viande est si tendre, c’est que la bête n’a pas souffert. » Pour
être acceptable, la mort de l’animal doit nous apparaître comme «
nécessaire » à notre survie, à notre santé : « Manger de la viande rend
fort, si vous n’en mangez pas, vous allez tomber malades », nous dit-on.
Alors que l’élevage et l’abattage industriels sont justement incapables
d’assurer une certaine hygiène à la viande que nous consommons…
Nous tentons de nous rassurer en nous disant que, après tout, la nature
est cruelle. Seulement voilà, « les fauves ne font pas naître et
n’élèvent pas les proies dont ils se nourrissent », rappelle Marcela
Iacub. Selon elle, nous développons ces mécanismes de défense car, au
fond de nous, nous savons que tuer et manger les animaux est mal. Nous
savons que nous commettons un acte immoral.
Nous sommes responsables En dépit de la culpabilité ou de la méfiance grandissante envers les
nourritures carnées, il est souvent difficile de ne pas saliver quand le
doux fumet de la côtelette parvient à nos narines. C’est que le goût de
la viande n’est pas seulement lié à notre nature de carnivores. Il fait
partie de nos histoires, des traditions culturelles dont nous sommes
issus, il s’ancre dans nos souvenirs d’enfance – ah ! le poulet de
grand-mère, l’oie rôtie des Noël d’autrefois… Y renoncer n’a rien de
facile pour la plupart d’entre nous.
En fait, pour y parvenir, nous devons entendre couiner le jambon, bêler
les côtelettes, mugir le faux-filet. À ce moment, ce n’est plus de la
viande dans l’assiette, mais un agneau, un être vivant, sensible. Alors,
devons-nous tous devenir végétariens ? Disons que chacun devrait être
conscient des souffrances, des mauvais traitements subis par les animaux
destinés à la consommation. Et que chacun devrait pouvoir choisir en
toute connaissance de cause. Car, comme l’écrit Jonathan Safran Foer : «
Nos choix de tous les jours façonnent le monde. »
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